Bientôt arpenter le ciel.

Jeu et création

Zain aime jouer et elle le fait sans tricher parce qu'elle sait entrainer les autres avec elle dans son jeu. Zain est visionnaire parce qu'elle montre aux autres comment fonctionne la loi qui nous fait croire aux choses, à leur magie et les aimer en nous oubliant nous-même. Zain est artiste parce qu'elle transforme le banal en beauté.

Pour jouer, elle a choisi une forme. Elle dit l'avoir aimée dès le premier regard. C'était les chaussures à talons aiguille de sa tante. Elle n'avait que cinq ans. Ensuite, à chaque fois qu'on lui demandait ce qu'elle désirait comme cadeau, elle répondait des talons aiguille. Et cela a fini par devenir son surnom.

Forme unique, essentielle et incontournable dans son œuvre, l'escarpin ou si l'on veut la chaussure pour femme à bout pointu et à talons aiguille s'impose moins comme un objet que comme un motif qui, pris dans la boucle d'une répétition et de variations inlassables change de signification.

Les talons aiguilles font les jambes des femmes s'incurver comme des arcs qui cherchent à monter au ciel. Pourtant ce ne sont ni la femme ni les femmes qui sont ici mises en perspective. C'est l'homme ou si l'on veut l'humain que Zain met en scène dans cette installation.

Terre

Cette installation ambitieuse, radicale et prospective, intense et explosive, si elle évoque quelque chose, c'est la personne humaine, l'être humain. Ou plus exactement c'est à lui qu'elle s'adresse en le mettant en scène de manière métaphorique.

Et en effet, à y regarder de près, il n'y a pas que des escarpins. Il y a aussi des chaussures d'homme. Et aucune de ces chaussures, comme c'était le cas jusqu'ici dans son travail, n'est rouge. Au contraire, elles sont toutes dans des tons sombres, d'un sombre terreux d'où émergent des zones brillantes au lignes indécises. Lorsque l'on s'en approche on comprend ce qui se passe, ces chaussures sont toutes en céramique.

Alors, tout change, notre vision, le statut de ces objets, la signification de ce motif qui se révèle être fait de terre la matériaux des origines de toutes les pratiques humaines, de tous les arts.

Paires

Multipliées à l'infini - ici plus d'une centaine de chaussures accrochées à des cages d'oiseau le long de barres métalliques faisant un treillis ou dessinant le cadre d'une volière immense dans laquelle se balance des cages à oiseaux plus petites - ces chaussures vont toutes par paires. Mais une paire n'est pas faite de la même chaussure pour pied droit et gauche.

Ce n'est donc pas l'allégorie de la femme qui prime mais la représentation de l'humain.  Ce n'est pas la paire qui évoque l'individu ici, mais chaque chaussure qui vaut pour l'un de nous. Comme motif, la chaussure dit un « je » multiplié à l'infini qui se frotte aux autres « je », en se balançant dans sa cage au-dessus du sol, pendu au-dessus du vide.

C'est la relation forte entre identité et multiplicité, entre soi et l'autre, entre vérité et tromperie qui est ici mise en scène. Car on le comprend ces chaussures souvent dissemblables disent la complexité des rapports humains et dans leurs postures elles évoquent aussi l'ambiguïté du désir; les errances de l'amour.

Art

L'art est le vecteur d'une réflexion toujours intense sur les conditions de vérité dans la société. Faire de l'art, c'est renoncer à se taire et donner à voir la bulle de mystère qui entoure le secret des choses et des êtres.

Faire de l'art, c'est donner à éprouver des sensations inédites, dérangeantes et belles, comme sont dérangeantes et belles ces chaussures qui semblent pleurer comme des oiseaux en cage.

Chaque chaussure est donc là comme un corps, un corps exposé, exhibé, montré comme un trophée ou comme la dépouille d'un animal, un corps en attente aussi d'une liberté qui ne viendra pas.

Et n'est-ce pas cela que « nous » sommes, des oiseaux en cage qui semblent ne pas pouvoir s'échapper et figés qu'ils sont dans le peur?

Comprendre l'humain, telle est la puissance de l'artiste qui sait se saisir d'un élément pour le transformer en symbole.

Mémoire

Ces chaussures, présentes devant nous on dirait aussi des fantômes qui hantent notre mémoire. les « film stills » de Cindy Sherman sont des images tirées de films. Pourtant, si chacun croit reconnaître la scène et le film dont l'image provient, il se trompe. Aucune n'est réellement tirée d'un film précis. Chaque scène a été inventée par Cindy Sherman elle-même. Ces images donnent donc forme à notre mémoire collective.

C'est cela que parvient à faire Zain, c'est cela la magie de cette grandiose installation, d'avoir su mettre en forme la petite musique de notre âme.

Maintenant on le sait : chaque chaussure c'est elle, c'est moi, c'est vous, c'est chacun de nous.

Numineux

Mais il faut regarder et regarder encore pour comprendre que la musique intérieure qui s'échappe de cette œuvre est un chant aussi beau que tragique. Le titre nous met sur la piste : « Ourselves (100 mortuaries of mine) ».

Cette installation est donc aussi mélancolique et triste. Si les chaussures sont des oiseaux en cages, les cages sont des prisons et les prisons des tombeaux. Si chaque chaussure est un être humain, elle est aussi élevée à la hauteur d'un symbole parce qu'elle nous fait comprendre combien notre conscience est hantée par des formes qui sont d'abord des clichés et qu'il faut investir de la puissance de l'art et de l'âme pour qu'ils redeviennent des symboles vivants.

Mais l'artiste est celui qui sait transformer l'objet en symbole, le souffle de mort en souffle de vie la forme en élément du rêve. C'est cela le « numineux », ce nom que l'on donne à cet ébranlement de l'âme, à son tremblement fait d'angoisse et de joie mêlées, et c'est cela que nous fait éprouver Zain à travers cette œuvre.

Oui !  Mort et vie de touchent comme se touchent les pétales emportés par le vent, les ailes des oiseaux dans le ciel, les mains des hommes dans la nuit. C'est pour nous faire éprouver ces sensations contradictoires que Zain les accroche comme des prisonniers mais aussi comme des oiseaux, car eux comme nous, ils espèrent encore et toujours bientôt être libres.

Oui ! Voilà comment nous apparaissons dans la vision « numineuse » de Zain, comme des chaussures en attente de liberté et qui bientôt vont arpenter le ciel. Et pour cela il faudra les mettre à nos pieds.

Jean-Louis Poitevin

Docteur en philosophie, critique d'art, membre de l'AICA, rédacteur en chef de TK-21 LaRevue (www.tk-21.com)